Audience virtuelle : et si on avait pris le sujet à l’envers ?

Le Juriste de Demain

Les prospectivistes décrivent souvent l’avenir des tribunaux autour d’audiences en visioconférence, voir via des hologrammes, selon une projection futuriste dans laquelle l’influence du cinéma ou de la littérature ne sont probablement pas totalement étrangers.

Mais au-delà, des réflexions plus terre-à-terre amènent à penser que le futur des juridictions passera beaucoup par leur digitalisation, que ce soit au stade de l’accès à l’information juridique, de la saisine de la juridiction, de l’instruction des affaires et jusqu’à l’audience, qui serait alors virtuelle.

C’est notamment le sens de la théorie développée par le Professeur Richard SUSSKIND dans son ouvrage « Online Courts and the Future of Justice », dont une nouvelle édition enrichie des expériences du COVID-19 sort bientôt. Le célèbre prospectiviste anglais y décrit la notion de « Courts as a service » (l’acronyme CAAS, en écho aux logiciels SAAS), permettant d’appréhender la juridiction sous l’angle d’un service en ligne, et non plus d’un bâtiment immobilier.

Ceci amène à s’interroger sur la réglementation, la pratique et l’intérêt des audiences virtuelles, selon le moyen habituel de la visioconférence, qui permet d’échanger avec de l’image et du son, même entre personnes physiquement éloignées.

 

Où en est-on à l’heure actuelle en France ?

 

Les audiences en visioconférence existent de longue date en matière pénale.

Sans aucun doute, la raison de leur développement tient à des économies de coûts, notamment pour ne pas avoir à exposer les frais d’extractions des détenus et que l’audience puisse se tenir alors que le prévenu demeure incarcéré.

Le développement de la visioconférence en matière pénale a été très décrié, notamment par les défenseurs des droits de l’homme, et probablement à raison.

On a choisi d’introduire en premier lieu la virtualisation des audiences, c’est-à-dire de dresser un écran entre le Juge et le justiciable, dans une matière par principe gouvernée par l’oralité, dans laquelle de nombreux facteurs et paramètres sont importants dans la prise de décision du Juge, tenant non seulement à la technicité juridique, mais également aux déclarations, jusqu’aux dernières, en fin d’audience, des parties, qui comparaissent et s’expriment en personne.

Un geste, un regard, un mot pourront peser sur la décision à rendre, et la barrière de l’écran peut légitimement faire craindre une déformation de la perception des éléments nécessaires au Juge pour trancher.

 

Et si on s’était trompé de domaine ? Et s’il avait fallu, pour démocratiser l’audience virtuelle en visioconférence l’essayer d’abord au civil, et non au pénal ?

 

Les règles spéciales applicables pendant la crise du COVID, ayant aménagé les procédures pénales, civiles et administratives, avaient prévu la possibilité de tenir des audiences, en visioconférence (et même par téléphone). Elles avaient également prévu des alternatives qui ont été largement préférées, consistant purement et simplement à supprimer l’audience et à inviter les avocats à déposer les dossiers. Et force est de constater que l’utilisation d’outils de visioconférence pour tenir les audiences en matière civile a été un échec.

Nous avons de notre côté essayé de solliciter différentes juridictions pour mettre en œuvre des textes qui existaient et plaider en visioconférence. Mais il a été très rare d’y trouver l’écho.

Excepté devant les tribunaux de commerce (pourtant parfois décriés pour le prétendu conservatisme), qui ont su s’équiper de moyens de visioconférence performants et ont pu continuer à tenir certaines audiences, y compris des plus délicates en matière de procédures collectives, avec autour de la table un nombre de parties relativement important.

 

Pourtant, l’ordre judiciaire en matière civile, comme du reste l’ordre administratif (que l’auteur de ces lignes pratique moins), devraient pouvoir y trouver beaucoup plus de succès que la pratique qui en est faite actuellement en matière pénale.

 

Au civil, il s’agit la plupart du temps d’une procédure écrite, ou quasi écrite avec dans l’intégralité des cas des supports d’argumentations échangés au préalable par les parties. L’audience se déroule entre juristes, sans que les parties ne s’expriment en personne, d’autant que la représentation obligatoire a été récemment étendue.

Il s’agit donc d’un débat technique, parfaitement codé dans lequel chacun sait à quel moment il doit prendre son tour pour intervenir. Les plaidoiries y sont généralement beaucoup plus courtes et synthétiques. L’art de la plaidoirie a été rationnalisé, pour permettre des échanges « interactifs » avec le magistrat, qui aura étudié le dossier auparavant, et se contentera donc de creuser certains points.

La visioconférence y ajouterait en outre un espace probablement beaucoup plus ergonomique pour les uns et pour les autres qu’un coin de table de juridiction (surtout avec les problèmes d’altimétrie souvent rencontrés…) pour projeter des pièces, pointer des curseurs sur les éléments importants, voire montrer des schémas. Tout ceci bien sûr dans le respect habituel du contradictoire.

L’exercice de la plaidoirie y serait donc probablement enrichi (les technophiles liront « augmenté »), et les échanges avec le juge, soucieux d’avoir un éclairage sur tel ou tel point, en seraient encore plus efficients.

En outre, l’instauration d’une telle possibilité répond à de véritables enjeux :

L’avocat, ceci enlèverait la nécessité de longs déplacements pour aller à l’audience et plaider quelques minutes, en se rendant compte parfois que l’adversaire s’en tient au dépôt de son dossier. Il évitera parfois également de se déplacer dans le simple doute de ce que le magistrat ayant préalablement instruit l’affaire ait une question particulière à poser, à laquelle il pourrait répondre uniquement s’il est présent, et non s’il se contente de déposer son dossier (mais il est à l’heure actuelle impossible de le savoir à l’avance).

Ceci fera économiser à beaucoup de clients le coût des frais kilométriques ou du temps passé en transports, et sans compter encore l’impact écologique lié à ces déplacements économisés. Surtout pour accéder à des tribunaux souvent situés dans des centres villes de moins en moins accessibles aux automobiles.

En outre, la virtualisation des audiences est probablement une révolution déjà en marche :

Le développement de la transmission du dossier de plaidoirie par voie dématérialisée via la plateforme PLEX, et qui sera probablement généralisé totalement d’ici la fin de l’année, fait que le déplacement à l’audience ne sera plus uniquement le prétexte pour remettre au Juge un dossier physique qui n’existera plus.

Pendant la période du premier confinement, certains magistrats se sont saisis des outils qui étaient à leur disposition pour tenir des audiences civiles, notamment d’incident devant le Juge de la mise en état, par visioconférence. Il faut saluer de telles initiatives, que nous avons eu l’occasion de tester.

Force est de constater que les expériences ont été satisfaisantes et que les outils existent. Qu’il s’agisse d’ailleurs d’outils propriétaires ou d’outils grand public. Il n’y a donc pas de sujet technologique ou de sécurité.

Il s’agit essentiellement de faire évoluer les consciences et les pratiques.

Et cette virtualisation du droit ne saurait uniquement concerner les voies privées qui se développent, comme autant d’alternatives au Service public de la justice.

Pourtant, certains projets de solutions privées ont bien compris l’intérêt de virtualiser la relation, notamment pour s’affranchir de l’éloignement physique des parties, comme le propose la plateforme madecision.com, en arbitrage et en médiation, dont l’auteur de ces lignes contribue au développement.

En commençant à virtualiser les audiences en visioconférence en matière pénale, on a crispé le débat et on a fait fausse route. Il faut donc aujourd’hui probablement changer de direction, et embarquer la communauté des juristes vers une évolution salutaire.

Mais il faut alors, comme pour tout changement, lui donner un coup de pouce sérieux et non le proposer comme une simple alternative optionnelle, qu’il serait parfois trop simple de contourner pour prendre le choix le plus simple de rester dans le confort des habitudes.

Bien entendu, cet article ne reflète que les opinions de son auteur.

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Benjamin English

Fondateur, avocat associé @ Shannon Legal - Président du réseau EuroJuris France.